Les fantômes du 6 février hantent toujours Cargèse
Au village d’Yvan Colonna, condamné pour l’assassinat du préfet Erignac, le nationalisme bon teint a remplacé les accès de violence. Mais le silence reste pesant.
Vingt ans, une quasi-génération, mais toujours l’absence des mots. Accroché � son flanc de falaise ocre, Cargèse se couche chaque 5 février avec un rêve : se réveiller le 7, et remettre la rencontre avec le fantôme � plus tard. Depuis 1998, année de l’assassinat d’un préfet, Claude Erignac, le 6 est un jour maudit dont le village ne guérit pas. Cargèse a fourni au commando l’une de ses éminences grises, Pierre Alessandri, et celui qui a été condamné comme étant l’assassin, Yvan Colonna.
Accablés par la violence de l’acte, les habitants ont alors consenti un pacte immuable. Celui de souffrir collectivement, sans rien ébruiter. Et puis un jour, l’interdit est tombé. Comme souvent, le tabou a ressurgi par une porte dérobée. Les grands ayant fait œuvre de silence, ce sont les enfants des villages alentour qui ont fait renaître l’affaire Erignac. Une maîtresse s’est aperçue que dans sa cour de récré, les bambins ne jouaient pas au gendarme et au voleur. Ils jouaient au «préfet et � Yvan», hilares de jubilation devant ce qu’ils sentaient être une transgression des démons de leurs parents. Une autre fois, des ados ont parodié une chanson inspirée de l’air d’un célèbre dessin animé des années 90 : «Les chevaliers du zodiaque / ont tué le préfet Erignac /c’est la chanson des héros.» Potache, cruel aussi, mais c’est ainsi que la culture populaire s’est approprié le drame, et que la parole s’est peu � peu libérée.
Légende
Cargèse, 1 400 habitants, est un Etat dans l’Etat corse. Fondé par les Grecs, construit par Marbœuf, le village est un bastion irréductible. En Corse, il rime souvent avec «bizarrerie», «atypisme», un endroit singulier où les habitants «font leur truc dans leur coin». Il n’en demeure pas moins que Cargèse a vécu dans sa chair l’histoire tourmentée du nationalisme. Avec ses paradoxes, et ses (...)